À la fin des années 80, dans le delta du Bengale où s’unissent Gange et Brahmapoutre, je naviguais vers Dhaka dans une aurore dorée, au milieu de barcasses aux voiles couleur de rouille, délavées, ravaudées ; beaucoup plus haut sur le Gange on brûlait des corps pour que le mort échappe au cycle des renaissances et accède à la paix, et plus bas, de la capitale du Bangladesh s’élevaient les fumées des autodafés pour détruire les livres, la pensée, la vie et la mémoire de Salman Rushdie – j’étais à mi-chemin de deux croyances qui se contredisaient.
Ce qu’on ressent en jetant un livre aux flammes ? De la honte, chaque fois, une forme de pitié, de la peur aussi, née de la culpabilité de mettre fin à quelque chose d’utile, de beau, de transgresser un ordre. Et l’impression de s’inscrire dans la lignée d’autres criminels. Même si on commet cet acte pour des raisons qu’on estime nécessaires, le geste reste le même. Il fait mal chaque fois.
J’ai visité, à Valparaiso, la maison colorée de Pablo Neruda, j’ai arpenté les ruelles des collines où s’étendait la ville pauvre. Neruda les évoque dans J’avoue que j’ai vécu, il écrit sur la beauté des noms de ces rues : « il y a du sang dans leurs syllabes ».
Il aimait les mots, les phrases, les livres. Ses œuvres seront brûlées, comme celles de Garcia Marquez, dans le Chili de Pinochet… Les Nazis à Berlin, Dresde, incendient en place publique les œuvres de Brecht, Zweig, Marx, à Madrid les franquistes brûlent Gorki et Voltaire. Bien avant, en Chine, on brûlait les œuvres de Confucius, comme brûlèrent pendant six semaines les bibliothèques perses lors de la conquête musulmane au septième siècle, et en 1530 à Mexico les codex des Aztèques sur ordre d’un évêque espagnol… Qu’elles soient d’inspiration politique ou religieuse, les tyrannies n’aiment pas les livres.
J’ai visité, à Valparaiso, la maison colorée de Pablo Neruda, j’ai arpenté les ruelles des collines où s’étendait la ville pauvre. Neruda les évoque dans J’avoue que j’ai vécu, il écrit sur la beauté des noms de ces rues : « il y a du sang dans leurs syllabes ».
Il aimait les mots, les phrases, les livres. Ses œuvres seront brûlées, comme celles de Garcia Marquez, dans le Chili de Pinochet.
Les Nazis à Berlin, Dresde, incendient en place publique les œuvres de Brecht, Zweig, Marx, à Madrid les franquistes brûlent Gorki et Voltaire. Bien avant, en Chine, on brûlait les œuvres de Confucius, comme brûlèrent pendant six semaines les bibliothèques perses lors de la conquête musulmane au septième siècle, et en 1530 à Mexico les codex des Aztèques sur ordre d’un évêque espagnol… Qu’elles soient d’inspiration politique ou religieuse, les tyrannies n’aiment pas les livres.
Qu’est-ce qu’un livre ? D’un point de vue technique ce n’est que du papier et de l’encre. Les feuilles sont obtenues à partir des fibres de cellulose du bois, l’encre provient de pigments liés à l’huile. Pour qu’un objet si rudimentaire puisse nourrir de telles adorations et engendrer de telles violences, c’est qu’il est sans doute le véhicule le plus puissant de la pensée, et qu’en lui la pensée se fait mémoire.
Dans 1984, Orwell imagine le pire régime totalitaire : un régime qui finissait par paraître tolérable car un à un les repères s’effaçaient, les mémoires divaguaient, devenaient incertaines ; les romans fondateurs, les livres d’histoire, étaient détruits avec méthode par le système, remplacés par d’autres qui se fondaient sur des vérités arrangées, sur des faits dont bientôt plus personne ne pouvait dire s’ils étaient inventés ou réellement advenus, et qui peu à peu établissaient un nouveau récit national ou mondial, et pour chacun un nouveau récit individuel. Un récit qui restituait une continuité logique dans l’exercice de soumission, une continuité indéniable pour le cerveau manipulé qui faisait s’accorder un passé recréé à la terreur présente et future. Pour maintenir un peuple sous emprise, il suffit de le désinformer, de le faire se « désimaginer », il suffit de l’amener à penser que les choses sont ainsi parce qu’elles l’ont toujours été, qu’elles n’auraient pu être autrement. Et si dans ce peuple sans mémoire un individu invente une autre version du monde, ou seulement s’en souvient, il passera pour un fou.
Dans 1984, Orwell imagine le pire régime totalitaire : un régime qui finissait par paraître tolérable car un à un les repères s’effaçaient, les mémoires divaguaient, devenaient incertaines ; les romans fondateurs, les livres d’histoire, étaient détruits avec méthode par le système, remplacés par d’autres qui se fondaient sur des vérités arrangées, sur des faits dont bientôt plus personne ne pouvait dire s’ils étaient inventés ou réellement advenus, et qui peu à peu établissaient un nouveau récit national ou mondial, et pour chacun un nouveau récit individuel.
Un récit qui restituait une continuité logique dans l’exercice de soumission, une continuité indéniable pour le cerveau manipulé qui faisait s’accorder un passé recréé à la terreur présente et future. Pour maintenir un peuple sous emprise, il suffit de le désinformer, de le faire se « désimaginer », il suffit de l’amener à penser que les choses sont ainsi parce qu’elles l’ont toujours été, qu’elles n’auraient pu être autrement. Et si dans ce peuple sans mémoire un individu invente une autre version du monde, ou seulement s’en souvient, il passera pour un fou.
L’explosion des réseaux sociaux ces vingt dernières années nous a rapprochés des menaces orwelliennes, les esprits de chapelles ont trouvé leur chambre d’écho dans la nuit numérique, les minorités antagonistes prolifèrent, parfois pour le meilleur, trop souvent pour le pire. Et de Trump à Poutine, d’élections volées en dénazifications, les post-vérités s’imposent aux populations.
Une humeur peut devenir rumeur, une légende urbaine un fait avéré. Nous entrons dans un monde où la pensée s’altère, où la mémoire se corrompt, un monde où les libertés sont de plus en plus menacées, où les populismes gagnent du terrain. Les sollicitations permanentes de nos écrans ne laissent plus le temps du recul, le temps pour qu’apparaisse la continuité de nos récits de vie. Deux humains sur trois vivent aujourd’hui sous des régimes autocratiques, alors qu’ils n’étaient qu’un sur deux il y a à peine plus de dix ans…
L’explosion des réseaux sociaux ces vingt dernières années nous a rapprochés des menaces orwelliennes, les esprits de chapelles ont trouvé leur chambre d’écho dans la nuit numérique, les minorités antagonistes prolifèrent, parfois pour le meilleur, trop souvent pour le pire. Et de Trump à Poutine, d’élections volées en dénazifications, les post-vérités s’imposent aux populations. Une humeur peut devenir rumeur, une légende urbaine un fait avéré. Nous entrons dans un monde où la pensée s’altère, où la mémoire se corrompt, un monde où les libertés sont de plus en plus menacées, où les populismes gagnent du terrain. Les sollicitations permanentes de nos écrans ne laissent plus le temps du recul, le temps pour qu’apparaisse la continuité de nos récits de vie. Deux humains sur trois vivent aujourd’hui sous des régimes autocratiques, alors qu’ils n’étaient qu’un sur deux il y a à peine plus de dix ans…
Pour faire disparaître les livres, il suffit de ne pas les ouvrir – l’autodafé virtuel. Leur disparition efface peu à peu les vérités qui nous construisent, nous aident à nous comprendre, vivre ensemble, nous unir.
Pour faire disparaître les livres, il suffit de ne pas les ouvrir – l’autodafé virtuel. Leur disparition efface peu à peu les vérités qui nous construisent, nous aident à nous comprendre, vivre ensemble, nous unir. Aujourd’hui, la mémoire exacte reste seule au fond des livres, ensevelie sous le flux de paroles et d’images, de fausses croyances, de colères. Sans cette mémoire, nous sommes incapables de détisser nos complots, nous passons dans l’instantané, artificiels, indifférents. L’âge des superstitions.
Ces reportages sur l’agonie de l’écrit témoignent de cette métamorphose, les livres deviennent une dernière œuvre, celle d’un lanceur d’alerte qui les brûle à leur gloire.
Aujourd’hui, la mémoire exacte reste seule au fond des livres, ensevelie sous le flux de paroles et d’images, de fausses croyances, de colères. Sans cette mémoire, nous sommes incapables de détisser nos complots, nous passons dans l’instantané, artificiels, indifférents. L’âge des superstitions.
Ces reportages sur l’agonie de l’écrit témoignent de cette métamorphose, les livres deviennent une dernière œuvre, celle d’un lanceur d’alerte qui les brûle à leur gloire.